Cela fait à présent presque trente cinq ans que je fréquente le Japon et plus de cinquante que je pratique les arts martiaux japonais. Non seulement mon expérience des arts martiaux japonais s’est enracinée dans la tradition de ce pays, mais j’ai fini par aller y vivre. Ce point de vue particulier offre, par contraste, un regard différent sur la culture occidentale en général, la culture européenne, et plus particulièrement française. Certes, je ne suis pas japonais et ne peux donc pas prétendre que tous les japonais ont un jugement identique au mien à propos des gaijin pratiquant les arts martiaux japonais. Toutefois, parmi les commentaires qui arrivent à mes oreilles ici au Japon, je n’en ai pas trouvé beaucoup pour s’opposer à ma propre appréciation des choses, bien au contraire.
Jugement sévère
Pas plus tard qu’hier un sensei très haut gradé dans une discipline traditionnelle japonaise (kendo et iaido) nous faisait la confidence que les français sont incapables d’apprendre quoi que ce soit dans la pratique des arts martiaux japonais traditionnels. Sévère, non? Précisons que ces propos étaient tenus hors de ma présence et que ce sensei ignorait même mon existence. Quand on sait aussi que des écoles japonaises se sont totalement fermées et refusent à présent de recevoir des occidentaux chez elles (ce qui est le cas du Hakkoryu par exemple), car ils sont jugés ingérables et incapables de respecter quoi que ce soit et qui que ce soit, il a fallu qu’il y ait une dose importante d’incommunicabilité pour en arriver là…
Mais c’est ainsi. Les occidentaux, en général, sont vus comme des barbares aux manières grossières, vulgaires, agressives, égocentriques, incapables du moindre recul sur eux-mêmes et sur la vie en général, et de surcroît incapables de travailler en groupe. Chacun veut toujours tirer la couverture à soi: soit pour tout faire ou être omniprésent, soit pour ne rien entreprendre et en tirer malgré tout le meilleur parti.
Deux cultures si différentes
Il y aurait beaucoup à dire mais, pour ma part, sans pour autant tenir de tels propos, qui peuvent être jugés excessifs, je n’ai cessé d’affirmer depuis de trop nombreuses années: «les arts martiaux japonais ne sont pas faits pour les occidentaux». Cela me semble toujours d’actualité et je dirais même se confirme. C’est d’ailleurs le simple bon sens. Mais, les exceptions existent, bien entendu. J’en ai rencontré. Il s’agit toujours d’étrangers ayant une connaissance et un amour pour la culture japonaise. Ils connaissent le Japon, l’apprécient et… rejoignent tout-à-fait les jugements des japonais à notre égard partageant également cette affirmation cent fois répétée à propos de l’incompatibilité des occidentaux avec l’esprit des arts martiaux et sa technique.
Quel avenir?
Alors, que faire? Eh bien, rien de particulier: continuer sa voie. Si vous vous considérez comme faisant partie des quelques gaijin réellement sensibles à la culture japonaise, ce qui ne signifie pas seulement l’aimer ou l’admirer, alors les portes inaccessibles et même vérouillées pour d’autres, s’ouvriront progressivement. Mais au Japon, il faut faire ses preuves. En permanence et souvent aujourd’hui davantage qu’hier…
Notre besoin permanent d’affirmation
Pendant les trente cinq dernières années, résidant en France mais rayonnant dans quelques pays européens, je me suis torturé les méninges, culpabilisé gravement, profondément, et en permanence, devant l’échec assez flagrant de mes tentatives de transmission de l’art martial traditionnel japonais dont j’avais la charge officielle pour l’Europe entière, le Hakko® Ryu jujutsu. C’est au Japon, auprès de son Fondateur que j’en avais reçu l’enseignement essentiel, et avec l’aide précieuse des Shihan prestigieux qui fréquentaient à cette époque le Hombu Dojo de Saitama-Ken. A cette époque, le Hombu n’était pas encore pollué par les gaijin. Certains s’étaient déjà fait remarqués par leurs très mauvaises manières mais ils apportaient avec eux des devises indispensables à la vie de l’Ecole et ne restaient qu’un temps très limité. Ils étaient donc supportés (nin: 忍) le temps qu’il fallait pour en tirer la “substantifique mœlle”, si vous voyez ce que je veux dire. Mais l’ambiance y était encore très largement chaleureuse, joyeuse en même temps que studieuse. On mettait sur le compte de l’exception ces incidents avec les étrangers, sur la méconnaissance des us et coutumes nippones. Malheureusement, progressivement ces problèmes se multiplièrent que ce soit de la part des américains, comme des français ou des belges.
Nous forgeons nos propres chaînes
Dans le même temps, je rencontrais dans nombre dojo, quotidiennement: orgueil, prétention, insensibilité, mauvaise foi, absence totale de respect ou autres « qualités » chez bien des pratiquants. Mais ma réflexion était toujours la même: «je m’y prends mal, c’est à moi qu’il appartient de trouver la bonne méthode pédagogique pour les amener à davantage d’intelligence, davantage de qualités de cœur, davantage de compréhension de valeurs telle que respect, travail, humilité, fidélité, etc…». Ce n’est que trop tardivement que je me suis rendu compte qu’il était quasi-impossible pour des non-japonais de percevoir les valeurs propres aux arts martiaux traditionnels japonais. C’est flagrant dès que vous parlez d’arts martiaux: ce que vous appelez un dojo, ils l’appellent “clubs” et quand vous tentez de les rendre sensibles à l’immense différence qu’il peut y avoir sur la valeur de ces termes, ils vous qualifient de triste tatillon ayant sombré dans un exotisme stérile. Et c’est bien ainsi que sont vécus nombre de ces “clubs”: une « rencontre » entre bons copains, un faire-valoir exotique auprès de qui veut bien vous accorder un peu plus de considération, à la maison ou auprès de ceux qui ne pratiquent pas. Ces clubs sont trop souvent des usines où l’on fabrique de la mousse à égo, des paquets cadeaux bourrés d’auto-satisfaction. Tout cela souvent doublé d’un espoir de “bon business”. Nous sommes par contre reconnaissants et heureux de rencontrer, parfois, de loin en loin, des enseignants et pratiquants sérieux et humbles et heureux donc d’établir des contacts et des échanges fructueux.
Chercher vaut mieux qu’imaginer avoir trouvé
Aujourd’hui, je ne vois aucune raison de faire preuve de complaisance à l’égard des barbares qui ont proprement souillé la pratique et l’esprit des arts martiaux traditionnels japonais et qui, au lieu d’en retirer une force de persévérance, une obligation d’amélioration, une source d’interrogation, tant pour soi-même que pour son entourage, s’en sont accaparé, avec ridicule le plus souvent, les “panoplies”, dont ils ignorent l’usage et le sens.
Certes, ils ont opportunément récupéré les formules qui les flattent, telles que « honneur », « loyauté », « fidélité », « respect », ou tout autre vocable gratifiant, mais la mise en pratique fait cruellement défaut. Ils les inscrivent en gros et en gras sur les murs de leurs “clubs” et le “tour est joué”. Oubliés jusqu’au prochain ravalement. Il faudrait être aveugle pour ne pas constater les batailles d’égo permanentes dans les coulisses des fédérations et la plupart des « écoles » d’arts martiaux. Quand à la technique, une bonne part affirme haut et fort ne plus avoir grand chose à apprendre des japonais et se “fait plaisir” avec le peu entrevu.
Espérons, espérons…
Dans une telle débauche de suffisance, il reste peu de place aux élèves sincères qui aspirent à connaître une authentique Voie martiale. C’est pour ceux-là que je me risque à écrire ces lignes car il est certain que ce petit nombre de “chercheurs” dans les arts martiaux se sent isolé, perdu et doutant fort de ses convictions intimes, probablement très critiques devant le spectacle qui lui est offert en occident, mais ne se sentant pas l’autorité suffisante pour le clamer haut et fort. A ceux-là, je voudrais leur dire qu’il existe bien, à travers la pratique martiale, une Voie, sinon de perfectionnement, au moins de meilleure compréhension de soi-même et des grands principes de la vie.
L’une des différences essentielles entre les occidentaux et les pratiquants des budo japonais, réside dans la capacité à « aller plus loin » (頑張って gambatte). Si de nombreux sensei en herbe occidentaux adorent s’entendre prononcer de belles phrases telles que « on n’a jamais fini d’apprendre », leur attitude apparaît tellement en contradiction qu’ils peinent à être convaincants. Car la plupart d’entre eux préfèrent de loin affirmer ce qu’ils s’imaginent avoir compris plutôt que de persévérer dans une perpétuelle interrogation, seul gage de compréhension plus large, et du minimum d’humilité nécessaire à une réelle remise en question.